De la religiosité à la sécularisation des pratiques et des imaginaires

Mohamed Kerrou

Texte paru dans La Lettre de l’IRMC n° 36, « Du religieux au Maghreb : jalons d’une coopération scientifique au long cours », juillet 2024.

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Dans une approche multidisciplinaire et inter-maghrébine, le religieux a été saisi comme objet de recherche dès les premiers travaux menés à l’IRMC, en 1992. Mohamed Kerrou, coordinateur du premier programme de recherche dédié à cette thématique, revient sur les axes développés à cette occasion, sur les échanges et liens noués entre les pays du Maghreb (Tunisie, Maroc) et d’Europe, et sur les ouvrages qui en ont découlé.

In a multidisciplinary and inter-Maghrebian approach, religion has been a subject of research since the first studies conducted at the IRMC in 1992. Mohamed Kerrou, who coordinated the first research programme dedicated to this field, looks back at the themes developed at that time, the exchanges and links forged between North Africa (Tunisia and Morocco) and Europe, and the resulting publications.

Grande Mosquée de Kairouan. © wikipédia

Il y a de cela trois décennies, un programme de recherche sur le religieux s’achevait, à l’IRMC, par l’organisation d’un colloque international sur la sainteté en Méditerranée occidentale. Le colloque eut lieu à Sidi Dhrif, situé en contrebas du promontoire de Sidi Bou Saïd, deux lieux de proximité abritant des mausolées de saints du Maghreb musulman médiéval. De ce colloque réunissant des chercheurs maghrébins et européens, un livre collectif parut en 1998 sous le titre L’autorité des saints en Méditerranée occidentale. Perspectives historiques et anthropologiques.

À l’origine, le programme de recherche portait sur « L’islam vécu et les enjeux de la sainteté » et s’étalait sur trois années consécutives (1992- 1995) [1]. Durant cette période, une recherche individuelle, un groupe de travail et un réseau maghrébin ont été montés grâce à un échange scientifique avec des spécialistes du champ religieux. Le réseau maghrébin monté au Centre de recherche de Rabat qui allait par la suite devenir le Centre Jacques-Berque (CJB) était, à ses débuts, formé d’historiens et d’anthropologues du mysticisme populaire :

Halima Ferhat, Abdelahad Sebti, Ahmed Toufik, Abdelhaï Diouri, Hassan Rachik et Mohamed Tozy. La production livresque marocaine relative à la sainteté était doublée, auprès de ces spécialistes du champ politicoreligieux, d’une pratique de terrain accumulée au fil des ans par le truchement d’un dialogue critique des travaux de la tradition coloniale maghrébine (Montagne[2], Rinn[3], Depont et Coppolani[4] …) et de ceux novateurs de Gellner[5], Pascon[6] et Hammoudi[7].

Dans la foulée, des chercheurs algériens (Fanny Colonna, Brahim Salhi et Mohand Akli Hadibi) avaient rejoint le réseau constitué initialement à Tunis par un groupe d’historiens et de sociologues (Latifa Lakdhar, Lotfi Aïssa, Moncef M’halla et Mohamed Kerrou). De fil en aiguille, le réseau maghrébin parvint à échanger en travaillant à partir d’enquêtes de terrain menées par les uns et les autres, en symbiose avec les travaux historiques et socio-anthropologiques réalisés par la communauté scientifique internationale. De là, le recours aux références incontournables en sciences sociales des religions de Dermenghem, Bousquet, Berque, Valensi… sans oublier les travaux de la sociologie historique italienne (Di Martino, Cipriani, Pace…) et anglo-saxonne (en particulier Peter Brown).

À l’époque, une traduction française du livre de Clifford Geertz Islam Observed venait de voir le jour[8]. Michel Camau, alors directeur de l’IRMC, avait vivement recommandé de l’intégrer, en raison de son approche comparative entre le Maroc et l’Indonésie, au sein de la synthèse sur les « Typologies de l’islam maghrébin »[9] qui servit de plateforme au programme de recherche sur l’islam vécu et les enjeux de la sainteté. Pour ce qui est de la recherche individuelle, le choix avait porté sur la ville contemporaine de Kairouan, en référant aux études historiques et géographiques relatives à cette cité considérée comme étant « la ville sainte de l’islam maghrébin ». Sur le terrain, une enquête ponctuelle fut menée pour situer les saints et les zaouïas de la ville, sur le triple plan spatial, historique et ethnographique. Aussi, une carte de localisation fut établie au pied levé, accompagnée d’une légende historique de datation de l’apparition des saints et d’observations relatives aux croyances et aux pratiques de dévotion populaire. Tout cela aboutit à la publication d’articles académiques et d’un « beau livre » sur la capitale de l’islam maghrébin[10].

La variété des saints est, à vrai dire, liée aux époques historiques et aux rapports entre les structures de pouvoir et les imaginaires sociaux. C’est à ce niveau que l’on rencontre la distinction essentielle entre la religion et la religiosité, qui renvoie aux rapports complexes entre l’invisible et le visible. La mise en rapport des deux niveaux est le propre de la religiosité, ce fond commun des religions dont la visée est l’enchantement du monde par le biais des mythes et des rites. Tout en classant, par souci de compréhension, les religions du monde en « catégories exemplaires » que seraient le paganisme ou l’animisme, le polythéisme et le monothéisme, l’on ne saurait, à ce titre, faire l’économie des sécularismes à l’œuvre dans toutes les sociétés selon des rythmes différenciés.

Par sécularisation, l’on entend le processus historique de réduction de la place de la religion dans les normes en vigueur du droit, de la connaissance et de la morale sociale. Les sources de cette réduction ont été, dans une perspective autocentrée, recherchées en amont de l’histoire de l’Occident alors que le processus est universel et n’épargne aucune religion. L’islam en particulier était et demeure travaillé par la séparation entre le temporel et le spirituel, en se prêtant à de multiples configurations des rapports entre le politique et le religieux. Bref, le processus de « désenchantement du monde » cher à Weber semble agir un peu partout, en dépit de l’essentialisme prévalant au sein de l’orientalisme et des mouvements fondamentalistes.

En problématisant la distinction entre le public et le privé en islam grâce aux travaux pionniers des historiens de la pensée arabe (Arkoun, Djaït, Talbi…) et européenne (Huizinga, Elias, Ariès…), un programme de recherche sur la sécularisation des « sociétés dites musulmanes » fut lancé à l’IRMC, grâce au soutien de Jean-Philippe Bras[11]. Il en est résulté un ouvrage collectif intitulé Public et privé en Islam (2002)[12] visant à repenser les catégories juridiques, historiques et anthropologiques de vie publique et de vie privée pour analyser autrement le devenir de l’islam contemporain. C’est à travers la trilogie des espaces, des autorités et des libertés que les rapports entre le religieux et le politique, le sacré et le profane, ont été éclairés d’un jour nouveau. Et ce n’était là que l’amorce d’un échange pluridisciplinaire initié ici et là-bas, avec l’espoir qu’il soit poursuivi et approfondi par de nouvelles recherches individuelles et collectives.

Public et privé en Islam, sous la direction de M. Kerrou (2002), disponible en accès freemium sur OpenEdition.

Pour finir cet aperçu, j’évoquerai volontiers une anecdote : le sociologue et ami italien de longue date Enzo Pace fut sollicité, en 1995, pour emprunter du centre d’études antoniennes de Padoue une photographie destinée à figurer sur la couverture du livre collectif sur L’autorité des saints.

L’autorité des saints, sous la direction de M. Kerrou (1998), qui réunit en couverture le mausolée de Sidi Mehrez et celui de Saint Antoine de Padoue.

Cette photo représentant le mausolée de de Saint Antoine, patron de Padoue, fut choisie pour figurer à côté de celle de Sidi Mehrez, le saint patron de la médina de Tunis, afin d’illustrer la perspective comparative entre les deux rives de la Méditerranée, d’autant plus que les coupoles de leurs mausolées sont similaires, surmontées de six dômes et non de sept, le chiffre magique référant à la perfection qui est du ressort unique de Dieu. Or, malgré les rencontres qui nous avaient réunis plus tard en Italie, en Tunisie et ailleurs, il a fallu attendre une trentaine d’années pour que la photo perdue parmi de nombreux dossiers consacrés aux intercesseurs soit retrouvée et fêtée autour d’un repas commun à Padoue (voir les photographies ci-dessus). Ainsi, le « miracle » eut lieu non loin du mausolée de Saint Antoine de Padoue, ce saint médiéval qui visita, dans sa quête spirituelle, le Maroc, et fut probablement influencé par la baraka de ses nombreux walī-s.

Mohamed Kerrou remet à Enzo Pace la photographie du mausolée de Saint Antoine, avant de partager un repas à Padoue en présence de Hassan Rachik. © Mounya Allali, coordinatrice du Master « Religion, politique et société globale » à l’Université de Padoue (Italie).

Références

Augé Marc, 1982, Génie du paganisme, Paris, Gallimard.

Berque Jacques, 1982, Ulémas, fondateurs, insurgés du Maghreb, Paris, Sindbad.

Brown Peter, 1984, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine (trad. de l’anglais), Paris, Cerf.

Cherif Mohamed-Hédi, 1984, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin Ali 1705-1740 (2 tomes), Tunis, Publications de l’Université de Tunis.

Colonna Fanny, 1995, Les versets de l’invincibilité. Permanence et changements religieux dans l’Algérie contemporaine, Paris, Presses de Sciences Po.

Dermenghem Émile, 1982, Le culte des saints dans l’islam maghrébin, Paris, Gallimard.

Di Martino Ernesto, 1963, Italie du Sud et magie (trad. de l’italien), Paris, Gallimard.

Geertz Clifford, 1992 [1971], Observer l’islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie (trad. de l’anglais), Paris, La Découverte.

Gellner Ernest, 1969, Saints of The Atlas, Londres, Weidenfield & Nicolson.

Hammoudi Abdallah, 1989, La victime et ses masques. Essai sur le sacrifice, Paris, Seuil.

Kerrou Mohamed, 1995, « Typologies de l’islam maghrébin », Correspondances, n° 30, 3-15.

Kerrou Mohamed (dir.), 1998, L’autorité des saints. Perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale (postface de Lucette Valensi), Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations.

Kerrou Mohamed (dir.), 2002, Public et privé en Islam (préface de Jean-Charles Depaule), Tunis-Paris, IRMC-Maisonneuve & Larose.

Kerrou Mohamed, 2009, Kairouan, phare éternel de l’islam, Tunis, Apollonia.

Pace Enzo, Acquaviva Sabino, 1990, La sociologie des religions (trad. de l’italien), Paris, Cerf.

Tshannen Olivier, 1992, Les théories de la sécularisation, Paris-Genève, Droz.

Valensi Lucette, 1989, Le Maghreb avant la prise d’Alger, Paris, Flammarion.

Weber Max, 1995, Économie et société (trad. en français), Paris, UGE.

[1] Ce programme de recherche a fait l’objet de plusieurs publications dans le bulletin Correspondances de l’IRMC : voir Salhi Brahim, 1993, « Confréries religieuses, sainteté et religion en grande Kabylie », n° 12-13, novembre-décembre, 3-7 ; Melliti Imed, 1994, « Sociologie de la Tijaniyya de Tunis : la sainteté entre scripturalité et socialité dévotionnelle », n° 17, avril, 3-8 ; Kerrou Mohamed, 1995, « Typologies de l’islam maghrébin », n° 30, mai, 3-15.

[2] Montagne Robert, 1930, Les Berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc. Essai sur la transformation politique des berbères sédentaires (groupe chleuh), Paris, F. Alcan.

[3] Rinn Louis, 1884, Marabouts et Khouan. Étude sur l’Islam en Algérie, Paris, A. Jourdan.

[4] Depont Octave, Coppolani Xavier, 1987, Les confréries religieuses musulmanes, Paris, Maisonneuve & Larose-P. Geuthner.

[5] Gellner Ernest, 1969, Saints of The Atlas, Londres, Weidenfield & Nicolson.

[6] Pascon Paul, 1977, Le Haouz de Marrakech (2 vol.), Rabat-Tanger, Éditions marocaines et internationales.

[7] Hammoudi Abdallah, 1989, La victime et ses masques. Essai sur le sacrifice, Paris, Seuil.

[8] Geertz Clifford, 1992 [1971], Observer l’islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie, Paris, La Découverte.

[9] Kerrou Mohamed, 1995, « Typologies de l’islam maghrébin », art. cit.

[10] Kerrou Mohamed, 2009, Kairouan, phare éternel de l’islam, Tunis, Apollonia.

[11] Directeur de l’IRMC de 1997 à 2003. Ce programme de recherche, intitulé « Public et privé en Islam. Le statut du religieux dans les sociétés contemporaines du Maghreb et du Moyen-Orient » a fait l’objet d’un colloque à Casablanca (6-8 octobre 1999), dont le compte rendu est paru dans Correspondances (1999, n° 58, octobre-décembre, 30-31).

[12] Kerrou Mohamed (dir.), 2002, Public et privé en Islam, Paris-Tunis, IRMC-Maisonneuve & Larose. Y ont contribué Jean-Philippe Bras, Anton Bloc traduit par Mounir Khélifa, André Petitat, Hamadi Redissi, Sylvie Denoix, Isabelle Grangaud, Jocelyne Dakhlia, Imed Melliti, Mohamed Ghomari, Abderrahmane Moussaoui, Baudouin Dupret et Agnès Devictor.

 

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