La presse satirique et la caricature à la fin de l’Empire ottoman
NAISSANCE DE LA PRESSE SATIRIQUE
1870 : après trente ans de réformes (les Tanzimat) et de modernisation, l’Empire ottoman traverse, sous le règne du Sultan Abdülaziz, une période d’effervescence intellectuelle (apparition d’une presse d’opinion, naissance du théâtre) et politique (Namik Kemal et les libéraux connus sous le
nom de Jeunes Ottomans). C’est dans ce contexte que paraît le premier journal satirique en langue ottomane, le Divojen. Publié par un Grec d’Istanbul, Teodor Kasap. Jusqu’en 1877, une quinzaine de feuilles humoristiques paraissent à Istanbul, la plus célèbre étant le Haval (le théâtre
d’ombre) dirigée également par Kasap. Il s’agit de journaux de petit format, ne comportant généralement pas plus de 4 pages, et seulement une ou deux illustrations. Animés par des Grecs, des Arméniens (le nom de Berberian revient souvent au bas des caricatures) ou des Turcs (comme
Mehmed Tevfik l’éditeur du Caylak). ils sont destinés surtout à la clientèle cosmopolite de Péra ou de Galata. Ne s’aventurant guère sur le terrain politique, les humoristes ottomans mettent en scène des “problèmes de société” : les difficultés de la vie quotidienne à Istanbul, la modernisation du cadre urbain, les changements de la mode, etc. Ils traduisent ainsi les aspirations des couches aisées de la capitale de l’Empire. En 1877, au milieu de la tourmente politique (la réunion du Parlement ottoman et sa suspension) et militaire (les défaites contre les Russes), la presse satirique disparaît. Pendant plus de trente ans, sous le règne d’Abdülhamid, le public ottoman sera privé d’humour et de caricatures.
LA BELLE EPOQUE DE LA PRESSE SATIRIQUE
1908 : le coup de force des officiers jeunes turcs de Macédoine qui met fin au régime autoritaire d’Abdülhamid et rétablit la Constitution, crée dans l’Empire un climat de liberté dont la presse profite aussitôt. Sur la centaine de titres nouveaux qui voient le jour dans les mois qui suivent la Révolution jeune turque, on compte 35 journaux humoristiques ou satiriques. Après un premier coup d’arrêt de la censure en avril 1909, le rythme des publications reprendra en 1910-1911, mais d’une manière ralentie. La presse satirique s’est modernisée : les illustrations sont plus nombreuses, les journaux sont plus épais ou d’un format plus grand. Elle s’est également diversifiée. Des organes satiriques populaires apparaissent, qui s’adressent aux classes populaires de Stamboul, et puisent dans la riche tradition ottomane de l’humour : les célèbres histoires de Nasreddin Hoca, les recueils de plaisanteries, le théâtre populaire (ortaoyunu). l’art des conteurs (meddah), mais surtout le spectacle de Karagôz (théâtre d’ombre) qui, au moment où s’annonce son déclin trouve une nouvelle jeunesse dans les colonnes de la presse satirique, comme en témoignent quelques uns de ces titres : Karagôz, Yeni Haval, Baba Himmet. Hacivat. etc. Il existe aussi des magazines qui s’inspirent des grands journaux satiriques européens, comme Le Rire ou L’Assiette au beurre ; tel est le cas du Kalem du Davul ou du Alem. qui sont richement illustrés et qui paraissent à la fois en turc et en français. Un nom domine la caricature ottomane à cette époque, celui de Cem, qui fonda en 1910 une revue portant son nom, et qui mit sa verve de dessinateur au service de la satire politique.
GUERRES ET CARICATURES
1913 : après les défaites de Tripolitaine face à l’armée italienne, l’Etat ottoman se trouve entraîné dans les conflits balkaniques d’où il va sortir amputé de presque toutes ses possessions européennes. Pendant les dix années qui vont suivre, jusqu’à la conclusion victorieuse de la guerre contre les Grecs, la Turquie ne va pratiquement pas cesser d’être en état de guerre. A Istanbul, un pouvoir autoritaire se constitue autour du “triumvirat” Cemal-Enver-Talat pachas. La plupart des grand journaux satiriques ont disparu, sauf le Karagôz. Etroitement contrôlés par la censure, les rares journaux satiriques qui paraissent, tendent à devenir des organes de propagande destinés à soutenir les choix diplomatiques des Jeunes Turcs (l’alliance avec l’Allemagne) et à encourager l’effort de guerre de la Turquie. Mais en même temps, aggravés parla guerre, les problèmes sociaux sollicitent plus que jamais l’attention des caricaturistes. Les profiteurs de guerre ou les nouveaux riches deviennent la cible favorite des dessinateurs. A la censure des jeunes turcs succède avec l’armistice de 1918, celle des Alliés à Istanbul. Elle laisse cependant aux journalistes la possibilité de se prononcer sur les événements d’Anatolie. On assiste ainsi en 1921-1922 à Istanbul à une véritable guerre des caricatures que se livrent anti-kémalistes et pro-kémalistes, les premiers s’exprimant dans le Aydédé publié par Refik Halit Karay, et les seconds, dans le Güleryüz dirigé par Sedat Semavi. La victoire des kémalistes marquent la fin de la presse satirique ottomane. Au total, plus de 150 journaux satiriques auront été publiés entre 1870 et 1922, qui représentent un riche héritage pour la presse satirique turque d’aujourd’hui.
François GEORGEON (C.N.R.S. Paris)
(François GEORGEON a présenté du 1er au 15 décembre, dans le hall de la Bibliothèque Charles De Gaulle, une exposition sur “Presse satirique et caricature à la fin de l’Empire Ottoman, 1870-1923”, réalisée avec la collaboration du Centre Culturel Anatolien de Paris).
Pour citer ce billet : “ La presse satirique et la caricature à la fin de l’Empire ottoman”, François Georgeon, in Correspondances n°3, Centre de Documentation Tunisie-Maghreb, janvier 1989
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
IRMC (1 décembre 1989). La presse satirique et la caricature à la fin de l’Empire ottoman. Le carnet de l'IRMC. Consulté le 19 septembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/qi6e
