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Paul Veyne ou la contestation de l’Histoire

Compte-rendu, conférence “Ce que voulait dire être civilisé”, Paul Veyne, le 9 novembre 1988 au CDTM

C’est a une description du cadre mental et civilisationnel des hommes et des femmes habitant l’Empire romain que se sera livré Paul Veyne lors de sa conférence. Plus qu’une description classique, chronologique ou thématique c ’est à une véritable introspection de l’âme de l’époque qu’il nous a été convié d ’assister. Précédant son développement d ’une présentation géopolitique de l’Empire, Paul Veyne aura réussi par la suite a nous dévoiler
tour à tour les mentalités, les croyances, la façon dont les individus de l’époque envisageaient leur société, la place que chacun devait ou pouvait y occuper, en fonction des cadres établis.
Paul Veyne a en fait décrit la façon dont l’Empire en tant qu’entité culturelle, sociale et militaire se considérait comme “Le Monde” en soi, ce qui somme toute est le propre des grandes civilisations dont l’histoire de l’humanité est parsemée.
L’originalité du regard porté par Paul Veyne nous amène à nous interroger sur la façon dont l’Empire romain jusqu’alors était analysé. La contribution de Paul Veyne se situe en fait dans la droite ligne du débat que la Nouvelle Histoire avait ouvert. Doit-on et peut-on considérer l’Empire romain à l’aune des Empires coloniaux du XlXè siècle, envisager la société de la péninsule italienne et au-delà celle du reste de l’Empire, en fonction des hiérarchies et concepts dont nous avons hérité, concepts issus de la notion d ’Etats-Nations du XlXè siècle au plan international, de la notion de lutte des classes au plan interne ?
Intellectuellement et conceptuellement, il s’agit en fait de savoir si les conceptions totalisantes et universelles que sont le Marxisme, le Structuralisme ou la Science Politique actuelle, sont véritablement efficientes pour analyser et disséquer une période aussi lointaine.
Loin de nous aussi l’idée de nier la véracité ou la pertinence de telles théories, mais celles-ci sont le fruit d’une époque, d’un moment historique précis qui plus est terriblement européen et occidental. Peut-il donc y avoir rétroactivité de principes, de règles issues d ’une évolution historique et dialectique précise ? Ainsi, doit-on considérer la spiritualité polythéiste païenne de l’époque, à l’image de ce qu’ont été et sont encore les grandes religions monothéistes actuelles ?
Doit-on analyser les rapports sociaux de l’époque comme une lutte des classes au sens classique du terme ? Qu’il soit bien clair d’ailleurs qu’il ne s’agit pas pour nous de nier les affrontements sociaux d’alors, les tentatives d ’un Spartacus ou des frères Gracchus, réformateurs zélés et populistes tous deux assassinés au lié siècle av. J.C. en sont le témoignage. De même les descriptions par les plus grands auteurs latins nous montrent combien les turpitudes de la vie romaine peuvent apparaître comme éminemment contemporaines.
Certes, les Romains ont commis des “génocides” tant physiques que culturels, certes la société romaine a connu des conflits terribles, pourtant, et cela Paul Veyne l’a clairement démontré, l’enchaînement des événements, les articulations entre les différents stades des évolutions sociales, mentales et historiques se sont déroulés selon des schémas singuliers, propres à la société romaine.
Ainsi, pour ce qui concerne l’Empire en tant qu’entité, les Romains ont été animé d’un géocentrisme propre à toutes les cultures, sans exception, jusqu’à une époque récente dans l’histoire de l’humanité que l’on pourrait clore aux grandes découvertes du XVè et de Xvlè siècle, et, symboliquement, en 1492 avec Christophe Colomb et la prise de Grenade par les croisés de la Reconquista. Au-delà des massacres, de la mise en esclavage de populations entières, il apparaît bien que les colonies de peuplement étaient globalement très rares et que le saut qualitatif représenté par la conquête culturelle romaine l’a le plus souvent emporté sur les résistances locales. On pourra nous rétorquer légitimement que Rome a eu à faire face à Carthage aux cités grecques ou à Alexandrie, pourtant le plus souvent, et Carthage excepté, ces Empires-royaumes ou cités se sont presque offerts, victimes qu’ils étaient de crises internes et de la défaillance de leur société au moment ultime. Il y a eu intégration et non destruction, Saint Augustin n’était pas de souche péninsulaire ou encore moins romaine, Scipion était “Africain”, Septime Sévère tripolitain. En fait, l’intégration ne fut pas imposée par le haut mais fut bel et bien la conséquence de l’implosion des sociétés confrontées aux avancées de l’Empire. L’Empire lui-même ne succomba que sous des coups de boutoir extérieurs combinés à une dégénérescence politique et sociale interne et non face à un soulèvement que nous qualifierions de “nationaliste”.
Sur les plans social, politique et économique, les crises ne survenaient pas en fonction d’une défaillance au sein d’un éventuel système d’accumulation capitaliste puisque telles n’étaient pas les règles en vigueur En effet, il est de plus en plus clair que le système économique était fondé sur une règle précise, à savoir, l’ostentatoire, par la pratique du don ; il fallait paraître et offrir. La société romaine était donc principalement axée sur la notion de clientélisme et non sur celle de salariat. Au quotidien, la société était divisée en “libres” et “non libres”, les seconds au service des premiers. C’est donc l’esclavage qui fut à la base du système économique et c’est l’esclavage qui avalisa une pratique non rentable au regard des considérations économiques contemporaines, à savoir la pratique du don.
Il apparaît donc difficile d’analyser cette société au travers d’une grille non épurée de nos principes politiques, économiques et sociaux. On le voit, l’étude et l’analyse du monde antique, nécessitent l’abstraction de notions contemporaines et l’assimilation lente et forcément imparfaite de notions et principes que seule l’étude approfondie des textes, de la statutaire et de l’urbanisme de l’époque, peut nous faire découvrir de par leur authenticité même.

Benoît FRICAUD


Pour citer ce billet : “Paul Veyne ou la contestation de l’Histoire”, Benoît FRICAUD, in Correspondances n°2, Centre de Documentation Tunisie-Maghreb, décembre 1988

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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
IRMC (29 novembre 1988). Paul Veyne ou la contestation de l’Histoire. Le carnet de l'IRMC. Consulté le 12 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/qi66


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